Analyse de Pratique en Crèche : retour d’expérience de professionnelles

Depuis septembre 2021, l’analyse des pratiques est obligatoire dans le secteur de la petite enfance. La loi prévoit un minimum de 6 h par personne et par an pour réfléchir entre collègues sur les enjeux de sa pratique. Si les professionnels du champ médico-social sont familiers du dispositif, beaucoup d’assistantes maternelles et de professionnels de la crèche l’ont découvert ces dernières années. Le Média s’intéresse à la manière dont ces derniers peuvent investir les temps d’échange. Comment se déroule une séance ? Quels sont les sujets fréquemment évoqués ? Nous en avons discuté avec Agnès Crouvizier, animatrice de groupes d’analyse de pratique en crèche, et Nathalie Lépinay-Beguec, directrice de la crèche Mes Tissages (ESPEREM) à Paris.

Quels textes de loi ? 

L’analyse de la pratique est rendue obligatoire dans le secteur de la petite enfance par le décret du 30 août 2021 qui modifie l’article R 2324-37 du code de la santé publique. Les modalités de mise en œuvre de cette obligation sont précisées par l’article 7 de l’arrêté du 29 juillet 2022 relatif aux professionnels autorisés à exercer les modes d’accueil du jeune enfant.

Inventer le cadre de l’analyse de pratique en crèche

L’analyse des pratiques, un outil de management

Située dans le 12ème arrondissement de Paris, la crèche Mes Tissages accompagne des familles en situation difficile (grande précarité, violences conjugales…). Nathalie n’a pas attendu l’évolution de la loi pour proposer l’analyse de la pratique à ses équipes : « Chez nous, le dispositif est en place depuis 9 ans. Je le considère comme un outil de management ». L’objectif est d’offrir aux professionnelles un espace d’élaboration qui leur appartient : « En réunion d’équipe, nous partons souvent de l’enfant dans une approche clinique. Le GAP est un espace complémentaire, dédié aux professionnelles et à l’expression de leurs émotions. » Ainsi, Nathalie ne participe pas aux séances ; « sauf quand elles me le demandent », précise-t-elle.

Agnès anime l’analyse de pratique chez Mes Tissages depuis 2019. L’équipe – CAP petite enfance, auxiliaires de puériculture et éducatrices de jeunes enfants – est divisée en 2 groupes de 5 à 6 personnes. « J’interviens tous les mois à hauteur de 2 h par groupe », explique-t-elle. Les séances ont lieu entre 13 h 30 et 15 h 30, après le déjeuner.

Des conditions de travail à définir ensemble

Chaque groupe d’analyse des pratiques procède d’une rencontre entre l’équipe et l’intervenant-animateur. Les modalités du groupe varient selon les structures, les envies et les besoins des professionnels.

Par exemple : « Dans aucune de nos réunions il n’y a de posture attendue », dit Nathalie. Nulle n’est tenue de s’asseoir sur une chaise ou derrière une table. « Le fait de choisir sa posture favorise l’expression de soi et de ses émotions », explique-t-elle. Or ce fonctionnement est réinvesti dans le groupe d’analyse de pratique : « le cadre est plutôt informel. Nous nous installons au sol, sur les tapis, en chaussettes », raconte Agnès.

En regard, l’animatrice précise que les conditions sont très différentes dans une halte-garderie du 15ème où elle intervient aussi[1] : le groupe se tient le soir et est installé de façon plus formelle. La directrice est présente 1 séance sur 2 pour la session entière. Le reste du temps, elle ne vient que sur le dernier quart d’heure pour recevoir le feedback du groupe. Chaque institution peut se saisir du dispositif d’analyse des pratiques et créer un cadre qui lui correspond.

Et en GAP, on parle de quoi ?

« Je ne sais pas », dit Nathalie. « Cet espace est celui de mes équipes et je n’ai pas à savoir ce qui s’y dit. » En revanche, elle observe un avant et un après, en particulier au niveau corporel : « au fil des séances, je trouve les professionnelles plus “construites”. Elles sont apaisées, davantage connectées à leur corps. Elles repartent avec des pistes d’action et sont plus assurées, en accord avec elles-mêmes ».

Agnès, quant à elle, souligne le véritable intérêt des professionnelles pour l’analyse de pratique en crèche : « Les équipes sont très demandeuses, tout le monde est vraiment au travail ». Cela tient notamment au projet éducatif défendu et incarné par les deux établissements, qui accueillent des populations spécifiques – familles en grande précarité psychosociale ; femmes victimes de violences et enfants en situation de handicap. « Le projet éducatif est d’autant plus important, me semble-t-il, dans ces structures qui demandent des compétences et des outils particuliers ». Il fait lien et référence pour l’ensemble de l’équipe comme pour l’intervenante. Résultat : le groupe d’analyse des pratiques peut devenir un espace d’échange et de partage. Les professionnelles évoquent les situations dans lesquelles elles se sentent fragilisées, sans crainte d’être jugées.

Du relationnel avec les enfants et leurs familles

Les sujets abordés concernent surtout les publics accueillis, et plus particulièrement la posture des professionnelles vis-à-vis des familles : « Elles se demandent constamment ce qu’elles peuvent s’autoriser ou non », dit Agnès.

Elle donne l’exemple d’un petit garçon, plutôt calme habituellement, qui devient soudain agité : il mord ses camarades, lance ses jouets… Les accueillantes savent que cet enfant traverse une situation familiale douloureuse renforcée par un domicile trop étroit. Pour autant, elles n’osent pas interpeller la mère pour mettre en lien son comportement et ces difficultés. Elles craignent d’être maladroites et d’outrepasser les limites de la vie privée.

Le travail d’Agnès consiste alors à chercher des pistes pour redonner du pouvoir d’action aux équipes. « Nous travaillons sur le fait de s’autoriser à avoir une opinion et à l’exprimer », dit-elle. Les violences intrafamiliales et le handicap sont des sujets délicats, mais ils ne doivent pas faire écran à la relation avec les familles. « Au nom de la bienveillance envers une fragilité supposée, on n’ose pas interroger l’autre ou proposer son interprétation. Pourtant, on peut partager une opinion, un ressenti, une intuition, une hypothèse… sans jugement ! »

La notion de droit à l’accueil est une autre thématique souvent questionnée. Certaines familles revendiquent le « droit » à un accueil en crèche perçu comme un dû. Dans ces conditions, elles « peinent à adhérer à une forme de “partenariat éducatif”, souvent au détriment du cadre collectif proposé par la structure ». Retards, absences injustifiées, refus de respecter certaines consignes… L’enfant se trouve pris en tenaille entre 2 systèmes de valeurs : celui de l’institution et celui de la maison. Quant aux professionnelles, elles se sentent attaquées dans leur légitimité, alors même que leur rôle est de défendre et de maintenir le cadre. « Finalement, la crèche est la première structure sociale de l’enfant… » résume Agnès. Celle où il expérimente les paradoxes des adultes !

Le témoignage d’Angélique Le Briero sur les GAP en crèche

Des difficultés des jeunes professionnelles

Nathalie Lépinay-Beguec conçoit l’analyse des pratiques comme un outil de professionnalisation des CAP petite enfance et des auxiliaires de puériculture. Agnès partage cette idée : « Il faut dire que le secteur est sinistré. Les plus jeunes sont souvent mal formées, exercent au sein d’équipes en sous-effectif et manquent parfois de repères à titre personnel ».

Évoquer ensemble des situations concrètes permet d’étayer la posture de celles qui manquent de confiance. « On rappelle des notions d’éducation très basiques, on convoque les savoir-être autant que les savoir-faire, et ça aide », dit Agnès. Elle se réjouit d’observer un échange intergénérationnel entre les professionnelles les plus établies et les nouvelles arrivantes.

Des outils spécifiques pour l’analyse des pratiques professionnelles en crèche

L’efficacité de la systémie

Formée par le Centre d’Études Cliniques des Communications Familiales (CECCOF), Agnès travaille avec les outils de la systémie. Il s’agit de comprendre les comportements d’un individu en fonction des relations qu’il entretient avec les personnes autour de lui.

« Nous y sommes sensibles », dit Nathalie. « C’est dans cette perspective que j’accompagne chaque membre de l’équipe : quand une situation ne te satisfait pas, comment peux-tu bouger plutôt qu’attendre que le système bouge pour toi ? »

De plus, les groupes réunissent des professionnelles des 4 lieux de vie de la crèche[2]. Celles-ci sont donc invitées à coconstruire avec des collègues qui ne font pas partie de leur quotidien. « Cela nous permet de travailler sur le “faire équipe” à l’échelle de la crèche, au-delà du lieu de vie », explique la directrice.

Pour Agnès, cela fait sens d’utiliser la systémie dans les dispositifs d’analyse de pratique en crèche : « On y accueille l’enfant et son système : sa famille, sa famille d’accueil et ses éducateurs quand il y en a. Certaines crèches développent des préparations à la rentrée scolaire et créent du lien avec l’école maternelle, les médecins, les assistantes sociales, la protection maternelle et infantile (PMI) parfois… »

Cohérence et contenance institutionnelle

En échangeant avec Agnès et Nathalie, je mesure combien cette lecture systémique du monde se rejoue au sein de l’institution.

« Agnès et moi sommes “très raccord”. Nous parlons peu, surtout de pédagogie ; pourtant je sais que nous partageons une même vision de notre métier », confie Nathalie. Au sein de la crèche Mes Tissages, psychologue, directrice et animatrice de GAP tiennent le même discours aux équipes, « mais avec des mots différents, ce qui permet de toucher plus de monde », nuance Nathalie.

De son côté, Agnès s’est vite sentie accueillie et partie intégrante du système, ce qui n’est pas automatique lorsqu’on est extérieure à la structure où l’on intervient[3]. « Mais n’oublions pas que les personnels de crèche sont des professionnels de l’accueil, précisément. »

L’expérience d’Agnès et Nathalie le montre : l’analyse de pratique en crèche est un précieux espace d’élaboration. Les séances sont autant de pas de côté pour accueillir l’émotion au travail et réfléchir sur soi. Agnès est fière d’accompagner les professionnelles de la petite enfance avec ce dispositif. « J’aime l’univers de la crèche, où l’on travaille avec la tête mais aussi avec le cœur. Ces femmes, ce sont des héroïnes ! »

Merci à Agnès Crouvizier et à Nathalie Lépinay-Beguec pour leur disponibilité et leur générosité.


[1] Il s’agit de la halte-garderie Trotte-Lapins (Envoludia), qui a la particularité d’accueillir 30 % d’enfants en situation de handicap (moteur et/ou cérébral).

[2] Pour la crèche Mes Tissages, les enfants sont accueillis au sein de 4 lieux de vie de 5 à 8 enfants pour les plus jeunes et un groupe de 16 pour la dernière année avant l’école.

[3] En effet, la personne qui anime les séances doit être extérieure à l’établissement. Voir l’article 7 de l’arrêté du 29 juillet 2022 cité dans le paragraphe « Quels textes de lois ? ».

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